AMazone air line - Les rendez-vous interdits

Maureen regarde sa montre : dix-sept heures trente et il y allait bientôt y avoir la pause pendant la répétition. Cette cruche de Beth s'est trompée trois fois dans son texte. La deuxième scène de l'acte un est très belle mais les tirades sont longues. Il faudra la travailler encore plusieurs fois. Le professeur donne un quart d'heure de pause ; ça va être juste ; la porte de secours du théâtre rapproche du mur. Maureen l'empêche de se refermer avec une brique ; le goût de l'interdit fait battre très fort son cœur dans sa poitrine.

 

Neill vient de tourner dans Cannmore street. Sur le mur de briques, l'affiche électorale du Sinn Fein remplace les tags et les peintures à la gloire des martyrs.

Sinn Fein : nous sommes seuls ; le slogan des patriotes a une drôle d'allure maintenant que les hommes sont esseulés. C'est peut-être pour ça que ce parti purement irlandais a conquis toute l'Europe au point d'être le deuxième aux élections. Fortuyn n'a eu la victoire que grâce aux voix de la Ligue du Nord italienne.

Il lui reste deux maisons à franchir mais il ne voit toujours personne ; en plus l'ampoule en face du numéro 35 est grillée. Dix-huit heures trente. La porte est fermée et ni fille ni homme ni chat en vue. Est-ce que c'était ça, poser un lapin ? Son père lui avait expliqué qu’on disait ça quand une femme ne vient pas à un rendez-vous.

À côté du 35, il voit tout à coup s'entrebâiller une porte basse, sans doute une cave, puis plus rien ; finalement, quelqu’un appelle doucement :

« C'est toi? C’est Neill Farran ? »

Comme il n'y avait personne d'autre dans la rue depuis un moment, il sourit et pousse la porte basse.

C'est une sorte de cagibi encombré de sacs de tourbe mais qui avaient plusieurs années.

Devant, avec une lampe de poche, se tient la fille du match. Ils restent quelques secondes en face et il lui tend sa main. Elle la regarde comme un objet étrange et ne la prend pas.

« Viens ! dit-elle, on n'a pas beaucoup de temps, et il peut y avoir des patrouilles de police ».

Cette maison a toujours été un passage de chaque côté du mur. Sa grand-mère y habitait et permettait aux gens de se voir ou d'échanger des cigarettes. C’était quand la guerre entre catholiques et loyalistes était à son paroxysme.

Et puis des passages dans le mur ont été ouverts ; mais Maureen aimait que sa grand-mère lui rappelle les histoires de cette époque, de son pays.

La vieille dame était morte quand les femmes de Belfast avaient commencé à partir de leur domicile. Elle ne comprenait pas que ce qui arrivait à ses sœurs ; elle aimait si fort Paddy mort en 1982.

Depuis 2002, la maison de Cannmore street était vide et Maureen savait où était la clé. Quand le mur fut remonté au même endroit, elle se dit que le passé reviendrait ; qu'elle reprendrait un jour le passage comme sa grand-mère.

« Je vais te faire monter dans la machinerie au dessus de la scène ; il y a des sacs pour t'asseoir et tu verras toute la répétition ; mais surtout, ne bouge pas avant que je vienne te chercher ; je me ferais arrêter et nierais te connaître. » Neill acquiesce, amusé du secret, du spectacle gratuit, de l'aventure.

Il se plaque au mur dans la rue déserte comme elle. Puis elle referme la maison et met la clé autour de son cou. En deux minutes, ils sont dans le théâtre et elle le fait monter dans sa cachette.

Un instant plus tard, il voit deux personnages aux cheveux longs et bouclés rentrer sur scène, comme les perruques du théâtre classique le demandaient. La seule femme déjà là, c'est le professeur.

Dans cette scène, Sganarelle fait des remarques à son maître sur son habitude de séduire les femmes. Dom Juan, sûr de sa séduction, le rabaisse comme le valet qu'il est. Neill a un peu de mal à reconnaître la fille du hockey, d'où il est, et avec la perruque.

De plus, les hommes qui regarde Dom Juan, voient le séducteur honnête homme et Sganarelle comme la mouche du coche. Il est le comique qui dit ce que les nobles ne peuvent pas dire.

Il est content qu'elle soit dans le rôle du valet. Il aperçoit aussi l’éclair que fait la clé entre ses seins grâce à un projecteur providentiel.

 

« Cachez ce sein que je ne saurais voir » aurait dit le Tartuffe. Malgré Dom Juan qui ne sait pas son texte, le spectacle est vraiment très bon. Il a le temps aussi de voir le début d'une autre scène : celle avec deux filles sur la plage. Puis les projecteurs s'éteignent un à un. Un instant, il pense qu'elle l'a oublié ; puis il entend :

« Psitt! Neill, tu es là ? » Et il voit apparaître le charmant visage sans la perruque mais avec encore les yeux marqués de noir ; comme les femmes qui voulaient être jolie avant.

Son taxi le reconduit par le même chemin, ils s'aplatissent sur le même mur et écoutent ensemble le même silence.

 

La police existe en Freya, mais elle est moins nombreuse que du côté des hommes. Les femmes trouvent inutile de traverser à vingt mètres d'un passage piéton. Elles respectent les panneaux d'interdiction de stationner qui ont une bonne raison d'être là. Tout ce qui est interdit est signalé dans les Décrets de 2005. Les agressions et les cambriolages sont quasi inexistants comme si la séparation des hommes et des femmes avait pacifié la population. Angela Merkel ne se privait pas d'égrainer les bons résultats de la sécurité et d'envoyer un satisfecit à sa police.

 

Quand derrière la porte basse, près des sacs de tourbe, ils vont se séparer, Neill demande pour prolonger l'instant:

« Pourquoi Dom Juan ? Tu ne m’as toujours pas dit.

— Tu n'as rien vu alors ? Répond-t-elle. Lui ne se rappelle que de l'éclat de lumière dans le bas de sa gorge. Dom Juan séduit toutes les femmes qu'il rencontre ?

— Oui, répond-il ne voyant toujours pas ce qui intéressait la politique freyenne là-dedans.

— ... Mais il ne fait l'amour avec aucune ! Rien dans la pièce ne dit s'il a fait l'amour avant et il meurt à la fin. Il les séduit toutes mais n'arrive pas à en mettre une seule dans son lit. Il doit toujours fuir et laisser les femmes, les filles, les baronnes et les soubrettes. Dom Juan est peut-être impuissant ; c'est la lecture qu'en a eu le directoire culturel de Freya qui a autorisé la pièce. C'est même une œuvre sur l'impossibilité des hommes à rendre les femmes heureuses. Il meurt à la fin pour expier sa fourberie auprès du genre féminin ; c'est pour ça que je joue Sganarelle et non le méchant homme ! » Neill est bouche bée ; tous les hommes qui connaissent la pièce de Molière ne voient qu'un hymne à la supériorité des mâles sur toutes les femmes ; l'aveuglement des hormones ; la grande incompréhension des deux sexes qui les avait conduits chacun d'un côté de la maison numéro 35.

C'est elle qui tend la main ce coup-ci ; il la saisit et la tient plus longtemps que de coutume.

« Je m'appelle Maureen, Maureen O'Connell.

— Maureen... Répète-t-il avec un air idiot.

— Si tu veux revenir mardi, on continuera à travailler la scène de la plage. 

— Merci ! Se contente-t-il de dire, merci encore. 

— À mardi dix-huit heures ! »



16/06/2013
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