ambiguité éducative-cinq

   « Clo, finis tes céréales ! Tu m’avais dit que celles-là te plaisaient et que tu allais te régaler ; et maintenant, tu es devant ton bol en attendant la prochaine aire glaciaire… » La mère de Clotilde remue un peu les bras pour argumenter son discours, dépitée ; elle a espoir que ses maigres gesticulations vont inciter sa fille à acheminer une cuiller à moitié pleine, jusqu’à sa bouche. L’adolescente regarde un grain de riz soufflé, se noyer d’inaction dans son océan de chocolat au lait. Dans la publicité télévisée, on voit des enfants se jeter sur leur écuelle, comme des fans sur le tee-shirt transpirant lancé par leur idole dans un concert ; cela incite à l’achat du petit-déjeuner-de-la-dernière-chance. La jeune fille approche l’ustensile hésitant, de la surface figée dans l’immobilisme. L’espoir renaît dans le regard de sa mère. Ce n’est plus tenable comme ça ; partir au lycée avec rien dans le ventre à cet âge, est un suicide, en plus de ne pas permettre d’apprendre dans de bonnes conditions : sa fille pèse quinze kilos de moins que la plupart de ses copines.

« Tu ne veux quand même pas que je devienne une grosse vache comme Sandy ? Ca c’est l’argument massue quand Clotilde sent qu’elle a épuisé tous les autres.

-Ho, rassure toi, tu as encore une marge de manœuvre ! » Répond la mère avec un demi-sourire. Les jeunes de maintenant, sont très durs entre eux en général, et sur leur apparence physique en particulier. L’adolescente tient à dix centimètres de ses lèvres fines, la cuiller contenant deux grains de riz et un fond de liquide ; comme la balance de la justice, le bras hésite sur la direction à suivre. De son autre main, Clo tient la boite afin de lire la teneur en acides gras saturés, en OGM, en huile de palme… Il ne manquerait plus que la liste comprenne du saindoux et du césium 137 et ce serait complet. Non définitivement, elle laisse tomber  de sa hauteur, l’ustensile dans le bol, ce qui provoque une éclaboussure. Deux des gouttes de la gerbe viennent maculer le chemisier clair de l’adolescente. Celle-ci se lève violement en bousculant et renversant la chaise, comme si elle avait été brûlée par le liquide. Elle se précipite vers sa chambre, rouge de colère afin de se changer complètement. C’était pourtant le seul pantalon qui ne la boudinait pas ; pourtant, aucun vêtement du commerce pour les plus de quatorze ans, ne peut la serrer…

Sa mère sait que la partie est perdue ; elle enlève le bol intact comme tous les matins de cette semaine et le verse dans l’évier. L’amidon commence à obturer l’évacuation ; ses larmes tombant sur la faïence, diluent un peu le liquide. Maintenant, elle n’a plus le temps de se changer et de prendre son petit-déjeuner. La maman a peur qu’un jour, on lui prenne sa fille, pour la nourrir de force dans un hôpital avec des piqûres de glucose en intraveineuse. Cette dictature de la minceur, chez les adolescentes est une plaie pour la société, mais si on peut contrôler l’achat de revues de mode, avec des mannequins portemanteau, on ne peut pas empêcher de regarder la télévision ou les publicités en ville !  Au bout de cinq minutes, Clotilde ressort de sa chambre un peu calmée ; mais c’est sa mère qui manque de s’étouffer. L’adolescente arbore son corset noir ; celui-ci projette vers le haut et l’air libre, les deux seins menus de la gamine.

« Mais tu ne vas pas partir au lycée comme ça ? C’est inconvenant et cela souligne encore plus ta… ta… ligne !

-Ho, je n’ai rien d’autre à mettre ; et puis, je ne vais pas tarder à être en retard pour prendre mon bus… A moins que tu veuilles que je le loupe…

-Tu vas partir avec encore rien dans le ventre…

-Ce n’est pas grave ; je me rattraperai ce midi à la cantine. » Répond l’adolescente qui sait qu’elle ment à tout le monde et surtout à elle-même. Son jean filiforme et ses bottines à talons, achèvent la silhouette longiligne. Cela fait un contraste saisissant avec sa mère, sa robe de chambre élimée et ses cheveux encore dans tous les sens. La porte claque un peu, comme tous les matins ; Clotilde a gagné la bataille du bol de lait, comme tous les matins…

 



15/03/2018
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