AMbiguïté éducative- Internat beach
5A Le pas dans le couloir s’éloigne. Ils attendent encore un moment avant de bouger une oreille, comme s’ils étaient les sages lycéens que croit le surveillant. La chambrée scrute la nuit, à la recherche du léger cliquetis de la fermeture de chambre du pion. Celui-ci ne viendra pas ; il leur faudra ce soir, encore patienter de longs instants avant d’allumer les lampes de poche. Les trois compères sont vigilants pour ne plus se faire pincer : tout d’abord, ils sont en terminale et ont une réputation à tenir dans l’internat, au lycée, et même au dehors. Et puis, le trio cumule à lui seul, neuf exclusions temporaires du dortoir ; la prochaine incartade, la plus petite peccadille, et c’est le renvoi définitif chez les parents, la fin des nuits de rigolade, et parfois, exceptionnellement, de folie.
Alain allume le premier ; mais Steven et Geoffroy ne tardent pas à lui emboîter le pas. Ils n’ont pas besoin de parler, même à voix basse : ils savent ce qu’ils ont à faire. Alain monte en équilibre entre les deux lits en fer qui se font face, afin d’atteindre le plafonnier central. Le verre pivote aisément, comme s’il était ôté fréquemment, et l’adolescent peut récupérer papier à rouler, tabac et surtout l’herbe-qui-fait-rigoler. Steven commence à caler le film d’horreur sur l’ordinateur à usage scolaire de Geoffroy ; c’est celui qui a la plus grosse autonomie. Le surveillant supprime toute source d’électricité sur l’étage à partir de vingt-deux heures ; il faut donc s’adapter en milieu hostile. Steven entrouvre la fenêtre et cherche à tâtons le fil de pêche salvateur ; celui où sont arrimés les deux bouteilles d’alcool blanc qui attendent patiemment dans le buisson épineux du massif de la cour de l’internat. La technologie actuelle les aide parfaitement pour leurs forfaits quotidiens : rien est plus facile que de planquer lors de la fouille, une carte micro-SD contenant huit films téléchargés illégalement. Ce qui est beaucoup, beaucoup plus compliqué, c’est de faire entrer des filles de l’extérieur, des étudiantes de première année de fac, comme ils l’ont fait l’année dernière. Les petits secondes en parlent encore à voix basse avec respect ; la direction du lycée aussi, et c’est à partir de là qu’ils ont complètement repensé leur système de sécurité.
Il y a bien les autochtones, les filles de l’internat, mais ce sont des gamines qui ne pensent qu’à fantasmer sur Justin Bieber ou le dernier fer à lisser…
La soirée va pouvoir commencer. Ils se regroupent sur le lit d’Alain qui a le mur pour s’appuyer et placent l’écran à moins de deux mètres devant eux sur une chaise. Le son est un peu faible, mais ce n’est pas pour les dialogues qui sont passionnants dans Saw 5. Chacun est doté de son gobelet pour se laver les dents fournit par l’administration, pour verser l’alcool, et ils tirent une bouffée sur la cigarette conique à tour de rôle. Les jeunes sont comme des coqs en pâte grâce au bon déroulement de leur plan. Mais ils sont bien conscients qu’ils vivent les meilleurs moments de leur vie, de l’insouciance, de la franche rigolade ; toute leur créativité est orientée vers leurs délires nocturnes, le contournement pied à pied des interdits. L’an prochain, ils seront éparpillés aux quatre coins de l’hexagone, comme les salauds ont fait avec les membres du régicide Ravaillac.
La dernière chance, infime, c’est qu’ils parviennent à redoubler leur terminale tous les trois ; mais ce sera dur, statistiquement improbable. Dommage, car ils seraient en position de force pour mettre au pli les derniers surveillants récalcitrants, se faire remettre les clés du placard électrique et du réfrigérateur de la cantine. Après, il ne resterait plus qu’à trouver une boule à facette pour transformer le bahut en discothèque. Voilà leur idée de ce soir ; en en parlant, ils ont les yeux qui brillent, et ont un peu perdu le fil du film. Ce n’est pas grave : ils le repasseront demain, car la semaine est longue et la jeunesse si courte…