C'est un court roman, c'est une belle histoire-nouvelle

                 

   La bretelle d’autoroute n’est plus qu’à quelques centaines de mètres ; il est parti une heure plus tôt de chez lui avec sa moto. Il n’a emmené que le strict nécessaire, un tee-shirt, un caleçon, sa brosse à dents et une bricole pour ses hôtes. Tout aurait tenu dans ses poches…

Bien sûr, la carte bleue et son permis sont ses seuls viatiques ; tout le reste, il l’a sur lui, son cuir, ses boots, ses gants souples, son casque… sa seconde peau, peut-être la première. Encore deux virages marqués ; les voitures, à ses côtés, il ne les voit pas, ce sont des insectes insignifiants, mais des gros…

Il doit retrouver un copain et ses deux jolies frangines quelque part en Ardèche ; le motard ne sait pas où c’est, juste que c’est vers le nord. Il sortira sans doute avant Lyon ; il s’en fout un peu. La rupture qu’il a eue avec Suzy quelques mois plus tôt a laissé des traces dans son cœur, pire que la signature de gravillons sur un perfecto après une chute à cent vingt kilomètres heure…

Maintenant, il roule, c’est ce qu’il sait faire de mieux ; fuir les emmerdes, les souvenirs foireux, droit devant. On the road again…

L’autoroute A8 est sa route 66 ; les chemins de Katmandou pour la génération précédente.

Ah ! Déjà la guérite du péage ; enlever le gant, trouver la carte bleue dans la poche intérieure, refermer le tout… la check-list du motard. À ses côtés, il y a une femme seule dans une Golf grise ; la queue de cheval, propre sur elle, mais les vitres sont fumées…

Bon, la barrière se lève, il saisit son embrayage, le pied gauche caresse le levier par amitié. Il a l’impression d’être un apnéiste qui a passé quatre minutes sous l’eau ; il va pouvoir respirer…

                  

    La Golf démarre en trombe ; la petite a de la puissance ou alors elle est pressée de retrouver son chéri. Qu’elle aille se tuer toute seule ! Le motard est désespéré, malheureux, mais pas suicidaire. Les premiers tours de roues sont un vrai bonheur, comme la bouffée d’une cigarette après l’amour. L’engin se joue des obstacles que sont les voitures échouées à quatre-vingt-dix kilomètres heure, comme la boule de flipper rebondit sur les tilts, en mieux, juste en les effleurant. Il maîtrise son engin qui est adapté à une conduite rapide malgré la position haute. C’est la moto qui gagne le Dakar depuis cinq années consécutives ; rouler à cent cinquante sur le ruban d’asphalte français est une promenade bucolique.

Pourtant, il fait lourd, en cette journée de début août ; le goudron laisse échapper des volutes de chaleur. Un mirage va apparaître à tout instant à l’horizon, soit l’Amour perdu, soit le dernier modèle de Yamaha… Il ferme les yeux un huitième de seconde pour faire un vœu. La vitesse aide à supporter l’ensemble de cuir ; celui-ci semble fondre pour faire encore plus corps avec le pilote.

Alors que le cortège de quatre roues rampantes n’est même plus un souvenir dans le rétroviseur, le mirage fait place à l’arrière d’une voiture grise. Mon Dieu, faites que ce soit la Golf à queue de cheval de tout à l’heure…

La voiture a un bon rythme, similaire au motard ; les autres éléments du décor, mobiles, ont jugé bon de disparaître. Il met un souffle de gaz supplémentaire et retient le sien, pour revenir sur elle. C’est bien elle. Un œil en amande dans le rétro ; un écart imperceptible dans la trajectoire… Elle a senti le deux roues.              

 

   Maintenant qu’il a été vu, il continue sur sa lancée, un peu déçu ; elle n’a pas bougé un cil quand il l’a doublée. Qu’espérait-il ? Un gentil coucou de la main aurait été magique, mais ça n’arrive qu’au cinéma ; là c’est la vraie vie ! Il se reconcentre sur la route, car se présente le péage de Lançon. À nouveau, gestion des gants, de la carte bleue ; il slalome entre les voitures qui font la queue. Les touristes ne sont pas pressés, ils ont la clim et retournent dans la grisaille au bureau…

Sans le vouloir, il jette un coup d’œil vers les autres files de voitures à la recherche d’une hypothétique Golf grise, mais en pure perte. Déjà, le centaure démarre et le cadre se lève le long des tubes de fourche à cause de l’assaut massif de chevaux vapeur. Il a encore assez d’essence pour aller jusqu’à Vienne.

Au bout de quelques minutes, c’est lui qui voit un point dans son rétroviseur ; un point gris. Surprenant ! Mais ce n’est qu’une coïncidence. Pour revenir facilement sur le motard de la sorte, la voiture doit avoir du caractère ; la conductrice, aussi… Une GTI sans doute. Le motard ne bronche pas ; le temps s’arrête à cent cinquante kilomètres heure. La Golf rattrape le jeune homme mais se stabilise à trente mètres de lui, au lieu de doubler. Il la voit en stéréo dans ses deux miroirs latéraux ; il n’a plus un regard pour la route. Un visage impassible, lisse, parfait, marqué par un nez régulier, des lèvres ourlées, les cheveux tirés mais dociles… Rien qui marque une émotion, un mannequin de cire…

Après plusieurs kilomètres, elle passe à la vitesse supérieure et déboîte ; il peut admirer en un instant la perfection du profil quand elle est à sa hauteur, mais elle paraît ne même pas avoir remarqué la moto. La voiture creuse la distance mais se tient à cent mètres devant. Quel est ce manège ? A-t-il fait une faute plus tôt, qui aurait gêné la jeune fille ?

             

   Il doit en avoir le cœur net. La moto rattrape son retard, reste dans ses roues un instant afin d’être sûr d’avoir été vu, puis accélère nettement, non sans avoir fait un petit signe du casque pendant le dépassement. Toujours aucune réaction de la brune. Il va se rabattre plus loin quand la voiture commence à accélérer ; il y a quelques voitures éparses, devant, qui sont sur le point d’être rattrapées par la moto. L’engin en rattrape une, mais la Golf grise le colle ostensiblement ; donc logiquement, le deux roues laisse de la place derrière lui pour que la belle s’intercale en toute sécurité.

Comme les voitures du décor se déplacent moins vite, l’attelage a tôt fait de se trouver parmi d’autres obstacles mobiles. S’engage alors une course faite de puissance contrôlée, d’anticipation du danger et de surveillance dans le rétroviseur. Il pensait que la fille avait des intentions belliqueuses, alors que ce n’était que les préliminaires d’un jeu de jeunes fous, d’adultes consentants…

Au rythme de la valse des dépassements, les kilomètres défilent très vite. La jeune femme ne boude visiblement pas son plaisir et se laisse mener par le bout du capot par ce motard dont elle ne connaît rien, ni son nom, ni son passé ni son avenir ; que ses yeux bleus dans le reflet du rétroviseur. C’est peu, mais cela peut être suffisant… Aucun des deux ne sait où va l’autre, qui il est, s’il aime les plages sous la pluie ou John Lenon. Juste l’instant, le frémissement des deux moteurs puissants à contrôler, le pommeau de vitesse et le volant gainé de cuir doux et chaud sous ses doigts à elle ; le guidon tenu fermement comme une pouliche capricieuse que l’on doit débourrer mais qui a de la fougue et de la grâce pour lui. C’est une danse à deux, non macabre car l’accident ne semble pas possible tant ils sont beaux sur l’autoroute du soleil. Tout le monde laisse passer le couple improbable ; la route est à eux…

        

   Le jeune homme sent son cœur battre plus fort, sous la poussée de l’adrénaline qui entre quelque part entre ses veines et les carburateurs. L’Ardèche est loin avec son copain motard, ses deux frangines modèles pour le pique-nique sur la nappe à carreau dans le pré ; loin aussi la fille de la rupture, qui l’oblige à avaler la vie et les kilomètres comme si plus rien n’avait d’importance…

Sauf que maintenant, il a une complice dont il ne sait rien. Sauf qu’elle a une superbe nuque, qu’elle est complètement folle et qu’elle a le feu dessous elle…

La valse effrénée se poursuit encore et encore ; ils sont déjà à la hauteur de Bollène. Mais le motard commence à surveiller sa jauge d’essence ; celle-ci descend à l’opposé du compte tours, sauf que les deux ont une zone rouge, dangereuse. Encore une poignée de kilomètres et ce sera fini ; fini le plaisir quasi érotique, mort née l’idylle impossible. La voiture a une grosse autonomie, le motard, quoi qu’il en dise avec son engin, en a une petite…

La fille dans sa voiture s’est prise au jeu, la distance entre les deux engins reste identique, comme lorsqu’on se tient par la main et qu’on respire ensemble en faisant l’amour.

Ça y est, un panneau signale la prochaine station d’essence ; celle de la dernière chance pour la moto, mais la fin de la charmante promenade entre un homme et une femme, qui se sont plus dit en coups d’œil fugaces et accélération en cent quatre-vingt minutes, que certains couples durant une vie ! Il regarde une dernière fois sa jauge ; c’est cuit, il doit s’arrêter, il est hors jeu !

La bretelle de la station est à un kilomètre, une poignée de secondes ; le jeune homme déclenche son clignotant. Il aurait une grenade dégoupillée dans la main que ce serait moins grave ; le sang bat ses tempes au rythme du temporisateur. Le motard a renoncé à regarder la route, depuis deux cents mètres ; déjà il dit mentalement adieu à la superbe Golf rehaussée de jantes rutilantes.

           

   Dans le rétroviseur, la voiture grise a déclenché son clignotant !

Le jeune homme fait un écart et manque de louper la bretelle ; il est fou : c’est impossible, il rêve ; c’est dangereux de rêver en moto…

Mais si ! Il se dirige vers une pompe comme si de rien n’était et la Golf le suit ; elle s’engage vers un autre emplacement, comme s’ils ne se connaissaient pas, comme s’ils ne s’étaient jamais parlé avec les yeux. La jeune femme ouvre la portière, pose au sol deux escarpins vernis ; le soleil rasant d’août lance des éclairs. Des jambes interminables basculent vers le dehors et les pieds rentrent dans les chaussures étroites comme s’il étaient aimantés. Dans l’intervalle, le motard a apercu le haut des cuisses ; ses clefs lui ont échappé des doigts.

Il ne tient plus ; le motard se dirige vers la belle inconnue. Pour lui dire quoi, il n’en sait rien, il verra bien ! Elle le regarde arriver avec un sourire charmeur, complice ou les deux ? Il a retiré son casque ; elle le voit maintenant en vrai, marcher, venir…

La brune avec les cheveux tenus porte un pull à col châle sur une jupe portefeuille ; sublime !

« Bonjour, c’était magique tout à l’heure », il a les yeux brillants ; elle va s’y noyer.

« Oui c’est vrai, je me suis prise au jeu ; vous conduisez très bien ! Vous allez jusqu’à Lyon ?

— Heu oui bien sûr, je m’appelle Cédric ; Je fais mon plein et on y retourne ?

— Avec un grand plaisir ! Les deux amandes vertes brillent à leur tour ; moi c’est Mathilda… »

Chacun refait corps avec son engin, et se dirige, pressé, vers leur terrain de jeu à deux.

          

   Maintenant, ils sont ouvertement complices, et rien ni personne ne peut les séparer ; plus ils se rapprochent de Lyon, plus la circulation se densifie, plus ils sont beaux à voir.

Tant pis pour le bourgeois terrorisé, tant pis pour le risque de contravention s’ils se font prendre, mais la beauté de leur manège inspire le respect et les voitures s’écartent dès qu’elles les voient arriver au loin pour ne pas les gêner. Elle et lui entendent la même mesure de la même valse viennoise au même instant dans leur tête.

Le motard la mène d’une main ferme mais assurée ; elle pourrait presque fermer les yeux afin de mieux le suivre dans le rythme, mais cela serait gâcher le plaisir, comme éteindre la lumière pour faire l’amour…

Les deux engins fougueux longent maintenant le fleuve ; à leur droite, il y a les derniers vignobles des Côtes du Rhône. Le péage sera bientôt là, et avec lui les derniers kilomètres, le bout de la route, peut-être la fin du voyage.

Dans Lyon, à hauteur du pont sur la Saône, elle pile, se gare ; le motard se met derrière elle, tout contre. Ce coup-ci, elle sort pieds nus ; elle est grande tout de même !

Elle s’approche de lui, très très près ; ses lèvres ont glissé sur la joue du garçon et ils se sont retrouvés un instant comme tous les amoureux du monde. Les voitures autour d’eux ont retrouvé de la voix, soit en partage de leur bonheur, soit parce que les conducteurs n’ont pas ça à la maison…

« Eh, il y a des hôtels pour ça !

— Je vais devoir y aller, dit-elle, je suis dans la mode et j’ai une journée énorme devant moi. » Elle regarde désespérément où trouver sur le pont, un café ou une prairie grasse pour s’allonger et bavarder. Une mèche a sauté de sa queue de cheval en rébellion ;

« Tiens, voilà mon téléphone, appelle-moi au bureau… très vite. »

Elle lui saute à nouveau au cou, mange ses lèvres, fuit vers sa voiture en courant comme une gazelle devant le lion et démarre en trombe, laissant le motard sur le pont, les lèvres et le cœur en feu. Il n’a toujours rien dit.

 

   Il ne sait pas quoi faire, son rendez-vous en Ardèche, son numéro de téléphone à la main, la moto en train de refroidir en cliquetant.

Logiquement, il clôt provisoirement l’épisode de sa rencontre surnaturelle et reprend le cours de son voyage et de sa vie. Le jeune en est sûr, c’est une fée des temps modernes ou une licorne…

 

Six jours plus tard, il prend son plus beau téléphone et compose le numéro de tête ; la secrétaire au bout du fil finit par lui passer Mathilda. Il y a beaucoup de bruit et d’agitation autour ; la voix féminine est légèrement différente de celle sur le pont, plus préoccupée. Elle cherche ses mots.

« Écoute, Cédric, ce que nous avons vécu, l’autre jour, était très fort, inimaginable ! Je ne pensais pas qu’il puisse m’arriver quelque chose de la sorte… Mais, j’ai ma vie ici, j’ai énormément de travail en ce moment et c’est difficile de commencer une histoire avec toi…

— Mais tu ne sais rien de moi, Mathilde, bien sûr, je comprends, tu as ta vie qui t’accapare, tu as eu une semaine pour réfléchir voire relativiser et commencer à te rassurer en oubliant nous…

Je te souhaite une belle vie, ma belle, pleine de sensations fortes.

Adieu, non, au revoir sur la route… »

 

 

 

Ne blâmez pas cette fille, messieurs dames les censeurs, regardez dans le rétroviseur et comptez les occasions manquées sur les autoroutes de la vie…

 

 

 

                                       FIN

 

 

                             (Mercredi 16, une nouvelle humouristique inédite...)



20/03/2012
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