Casse-toi, pauv'con - Franchir l'arc en ciel

Dans le vestiaire des visiteurs flotte une odeur bizarre et entêtante ; un mélange de transpiration et de Shalimar, de Chanel n°5 et de camphre. Chacune regarde le sol ou ses crampons ; les corps jeunes sont fatigués et meurtris. On est loin des rires, fanfaronnades et moqueries qui avaient cours deux heures plus tôt.

L’entraîneur passe au milieu de ses troupes, les mains dans le dos, comme Napoléon au milieu des survivants de la retraite de Russie.

« Donc, c’est fait !... On ne ramènera pas trois points contre Chicago !

Est-ce que vous vous rendez compte de ce qui s’est passé ?... Depuis le banc, j’étais aux premières loges pour voir toutes vos erreurs ; elles vous ont prises par la main et vous ont emmenées où elles voulaient : sur le terrain de la violence, de l’antijeu… Vous êtes presque toutes meilleures techniciennes qu’elles et leur coach le savait, c’est pourquoi elles vous taclaient très haut sur le terrain ; pour ne pas que la faute soit sanctionnée par un coup franc dangereux…

— Mais c’étaient des monstres, des hommes avec une perruque, dit Kitty l’arrière gauche, regardez l’état de mon protège-tibia !

— Je me moque que l’arbitre ait sifflé ou non toutes les fautes ; tu verras le matériel qu’on aura l’année prochaine si le sponsor nous laisse tomber… Quatre cent mille dollars de subventions, voilà ce qu’on va perdre si on fait encore deux matchs comme ça !... »

L’homme hurlait littéralement maintenant et se tournait en se baissant à droite et à gauche pour que toutes héritent de ses postillons.

« Des chochottes… voilà ce que vous êtes ; si vous avez mal, vous n’aviez qu’à prendre les comprimés rouges, antidouleur et stimulateur cardiaque que le docteur vous a distribués à l’entrée sur le terrain. Vous croyez qu’elles n’en prennent pas en face ?... Heureusement que Shantung a bien gardé sa cage, parce que sinon, ces gorilles avec des têtes de guenons nous auraient mis une raclée au score en plus de la défaite au physique… »

Il se rapproche maintenant par petits pas de l’avant-centre, subrepticement, par petits cercles concentriques. Toutes voient le manège.

« Casse-toi, pauvre con !... »

L’insulte a fusé dans son dos, mais il se retourne comme un chat et en deux pas, il est de l’autre côté du vestiaire.

« Qui a dit ça ?... Vous allez me le payer, l’entraîneur parle moins fort maintenant, ne me faites pas porter le chapeau de votre dilettantisme… c’est vous pas moi, qui avez mal joué mes petites chéries !... Aucune de vous n’ira à la douche, tant qu’on n’aura pas crevé l’abcès de cet après-midi catastrophique ; on peut y passer la nuit si vous voulez. »

Les filles baissent encore plus la tête ; elles veulent se laver à l’eau brûlante pour faire partir l’odeur acide de transpiration et l’humiliation. Elles ont envie de se blottir dans les bras de leurs boy-friends comme quand ils attendent garés devant le stade dans leur Chevrolet Corvette 1983.

« Mais match nul, 0 à 0, ce n’est pas catastrophique quand même ! » Ça, c’est Jennifer, l’ailier droit, et c’est mot à mot ce qu’attendait l’entraîneur.

« Oui… et si on fait match nul à la maison, à Los Angeles, contre ces filles qui feraient mieux de jouer au football avec un ballon ovale, ça va être quoi à Washington dans quinze jours, puis contre les Texanes le mois prochain ?... Hein ?... »

Son parcours tel une danse sophistiquée s’arrête pile ; il est arrivé où il voulait : l’entraîneur est planté devant l’avant-centre, Tamara sa fille !

« Pourquoi tu n’as pas pu exécuter ton jeu, toi ?... »

La jeune fille a la lèvre boursouflée qui saigne et elle se tient la jambe suite à la béquille de la 87e minute. Elle ne répond pas, ni au coach, ni à son père. Cela fait des années qu’elle entend sa litanie dans les vestiaires, dans la voiture du retour, à la maison. Elle fait le maximum surtout pour qu’il soit content, mais ce n’est jamais assez. Tant de progrès, tant de sacrifices depuis l’âge de dix ans et toujours les mêmes frustrations. Ce match nul, ce n’est pas l’échec de l’équipe féminine junior de Californie, c’est le sien totalement !

Tamara donnerait tout pour ne plus être dans des vestiaires crasseux qui l’empêchent d’avoir un petit ami, face à ce père Fouettard qui veut qu’elle réalise ce que lui a loupé. Elle voit bien les regards de l’entraîneur sur les cuisses transpirantes, à la limite du short ou dans l’emmanchure des maillots pour apercevoir les soutiens-gorge.

Elle a envie de vomir ; sans doute à cause de l’odeur entêtante de parfum mélangé à la transpiration ou peut-être un peu d’hypoglycémie…

Elle voudrait… elle voudrait être sur le moto en France en train de pencher dans les virages, les mains autour d’un garçon, fort, rassurant comme un rêve inaccessible… si loin de ce banc et de cette jambe douloureuse. Vivement qu’il arrête de nous engueuler pour qu’on se douche et se soigne !... 



28/01/2013
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