Le commerce ne connaît pas la crise - Benoît XIII, le roman de Terrisse
La mule est bien docile avec ses œillères ; Philibert a toujours l’air débonnaire ; c’est son principal argument commercial. Citoyen Capus, il s’appelle maintenant. Mais lui ne change pas : il est négociant en vins de la place de Brignoles comme son père et son grand-père avant lui. Il n’est pas un escroc mais juste un revendeur. Acheter et revendre est le but de son métier ; il doit payer le moins cher possible pour espérer faire la meilleure opération quand il aura trouvé un client. C’est lui qui prend tous les risques et non les paysans larmoyants qui ne sont jamais content du prix qu’il leur propose. Lui aussi a une famille qu’il doit faire vivre ! Pas seulement les gens des campagnes. Aujourd’hui, c’est les Lombart qu’il doit rencontrer ; des braves gens et avec un raisin Jacquez excellent ! Bien sûr, Philibert ne peut pas leur dire comme ça ; il ne peut pas leur dire non plus que les grappes de Terrisse sont indispensables à son assemblage qu’il a pré-vendu à son client de Flassans. Pourvu qu’ils aient tout cueillis et qu’il y en ait assez !
Déjà l’attelage attaque la descente vers Terrisse. La Bastide des Lombart est plus loin que le château et leurs bonnes parcelles sont encore derrière. Le château est complètement désert ; l’an passé, c’était vivant mais cette année cela est tout à fait dépeuplé, presque abandonné. L’allée de mûriers n’a pas été taillée et l’herbe cache les caniveaux. Avant, tout respirait la vie et le bonheur. La révolution n’est pas très bonne pour les affaires ; les gens sont prêts à boire plus de vin et ne sont pas regardant sur la qualité mais ils n’ont plus d’argent. La semaine dernière, il s’est fait encore refiler des assignats en paiement de deux barriques : avec ça, autant allumer sa cheminée !
En ressassant ces idées noires, le chemin passe plus vite et déjà le chien des Lombart a senti la mule.
« Holà Michel ! Dit l’homme bonhomme au paysan sorti de la bastide au troisième aboiement. Tu as fini de tout ramassé, cette fois ? Je dois remplir ma charrette à condition que ton raisin soit beau.
-Ca dépend… Combien tu vas m’en donner cette année ? J’espère plus que l’aumône de l’an dernier !
-Attend, laisse moi arriver avant de m’agresser… Ouf, tu vas me filer un godet de ta piquette pour me désaltérer de la poussière de la route. Je suis parti ce matin juste pour toi, alors si on parle argent, le ton va monter inutilement. Dix minutes plus tard ; les deux hommes sont assis sous le tilleul et Philibert regarde la robe du breuvage dans son verre dans la lumière en connaisseur.
Ecoute, avec tout ce qui se passe à la capitale, les bruits de bottes aux frontières, et tous les va nus pieds assoiffés qui rôdent, les affaires sont loin d’être florissantes… Il me reste encore du bon produit de l’an passé que je vais devoir brader pour faire de la place dans mon entrepôt… Je suis venu cherché tes raisins comme je te l’avais promis l’année dernière, parce que c’est toi. Un moment après, ils sont prêts du décargadou sous les chênes. Je peux t’en donner un poil plus que l’an dernier mais je ne peux pas faire mieux…
-Tu me prends pour un imbécile : il y en a plus et il est magnifique cette année ; regarde moi la fermeté de cette grappes et goutte moi ce sucre et les arômes !
Je te crois mais je ne ferais pas un pas de plus ; soit on tombe d’accord tout de suite, soit je repars à vide à Brignoles. Je serais déçu à cause de notre amitié mais je serais obligé d’en chercher d’autre et moins cher ; j’en trouve autant que je veux vers Le Thoronet, pas aussi beau mais à moitié prix… »
Depuis la maison, Françoise regarde inquiète son époux commencer à charger la charrette de cet escroc de Capus. Elle a interdit son fils d’aller les rejoindre, parce qu’il voulait se battre avec le commerçant. Il faudra un jour trouver une autre solution pour les raisins mais pas tant que la terreur va durer.