Le feu sous la glace- Parler dans l'hygiaphone

Il n’y a pas foule devant l’accueil, mais les critères de sécurité sont les même à Courchevel que dans beaucoup de grandes villes : le touriste perdu doit parler dans l’hygiaphone pour accéder à la précieuse information. Charlène est à son poste, c’est une rousse d’autant plus rousse que ce n’est pas sa couleur naturelle. Elle passe une partie de son salaire de l’office du tourisme à couvrir ses racines. Il faut dire que lorsqu’on a les cheveux rouges, ça ne peut pas être fait à moitié. La jeune femme est châtain habituellement, mais la concurrence est rude dans la ville touristique, et même ici dans le travail. Il y a Nathalie qui fait les après-midis ; c’est une vraie rousse elle ! Ou alors, cette pimbêche a un secret ; vraiment très belle : tous les touristes filent droit sur elle lorsqu’elle est au guichet, comme la petite aiguille de la pendule marque les heures remarquables. Elle voit Éric, un gentil gars qui travaille à construire des chalets dans la vallée ; mais elle pense qu’elle est avec lui en attendant mieux. Il y a plein de beaux partis qui passent par son bureau, ou dans les palaces, des gosses de riches ou des gens ayant aussi réussi par eux-mêmes, ce qui est plus rare. Avec sa chevelure de feu, elle ne peut pas passer inaperçue, d’autant plus qu’elle s’est fait rajouter deux tailles de bonnet au soutien-gorge il y a deux ans, reste d’un héritage d’une vieille tante opportunément décédée. Maintenant, la moindre robe près du corps la fait ressembler à une starlette. Pourtant, il y a toujours cette satanée concurrence qui oblige à ne rien tenir pour acquis. Parfois, elle se dit qu’elle pourrait un jour se recycler pour faire visiter des grottes dans le Cantal ; bien sûr, la clientèle serait moins affriolante mais les moins vilains ne verraient qu’elle …

Encore deux présentoirs à ranger ; tiens c’est celui qui présente les discothèques justement. Charlène irait bien se trémousser samedi soir, si Éric est d’accord. Elle ne voit pas pourquoi il ne serait pas d’accord : s’il veut ensuite lui faire le coup des sièges basculants, il faudra au préalable qu’il paye sa bouteille avec les petites bulles dedans. C’est vrai que depuis quelques jours, les clients sont nerveux ; la série de disparitions, les voitures de gendarmerie, qui sont plus présentes et interrogent tout le monde pour recouper les témoignages, ne concourent pas à la sérénité qui sied à un lieu de villégiature mondialement connu. Le journal du matin fait écho à la disparition d’un troisième jeune homme la veille ; on n’est plus dans de la coïncidence. La victime est une fois de plus jeune et belle et riche ; sans doute amatrice de beautés rousses authentiques ou pas. Quel gâchis ! La rouquine froisse rageusement la feuille de papier. Le reste de l’article en page intérieure retrace les certitudes sur l’enquête, c'est-à-dire quasiment rien, à part que la zone de disparition se concentre sur la ville de Courchevel, sorte de triangle des Bermudes alpin…

Peut-être Éric est-il le prochain sur la liste ? Il n’est pas beau, encore moins riche mais il est indéniablement jeune. Si pour les tueurs, c’est un critère de sélection, le chevalier servant serait dans la ligne de mire des disparitions potentielles.

« Oh mon Dieu ! Oh mon chéri ! Il faut que je te rejoigne immédiatement ! » La jeune femme s’agite mais n’avance pas ; elle fait claquer ces talons par terre sans n’avoir réussi à prendre une direction ou une autre dans ce bureau qu’elle maîtrise pourtant parfaitement. Téléphoner oui… Mais pas maintenant, le changement d’équipe à l’accueil à lieu d’ici dix minutes. Elle va devoir attendre encore un instant : c’est là qu’elle se rend compte qu’elle tient à lui ; à sa voiture aussi, même à ses sièges basculants, mais ça fait partie d’un tout qui s’il disparaissait réduirait la vie de Charlène à néant…



14/06/2013
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